Le monde et Dieu
Est réel « ce qui est possible par la vertu éternellement agissante de l’être infini », telle est la pleine réponse à la question initiale de la thèse. L’être, infini en tant qu’acte, c’est ce que l’on nomme Dieu et en tant que puissance c’est ce que l’on nomme le monde:
« Cet acte infini, c’est ce que nous appelons Dieu ; cette puissance infinie, c’est ce que nous appelons le monde. Et parce que le monde est la puissance infinie de Dieu, il manifestera Dieu comme substance, comme force, comme unité et comme conscience ; il le manifestera comme substance en restant fidèle à travers toutes ses transformations à l’immutabilité de l’être ; il le manifestera comme force en évoluant sans lassitude ni défaillance à travers la durée sans terme ; il le manifestera comme unité en formant comme un système à la fois ordonné et immense dont les parties les plus lointaines se correspondent ; il le manifestera comme conscience en multipliant les centres d’unité où la conscience éclôt. »
Ce qui donne à l’être profondeur et mystère :
« Quand nous parlons de l’être, ce n’est pas une notion abstraite et vaine ; c’est l’acte de Dieu, c’est aussi sa puissance ; c’est la plénitude et c’est aussi l’aspiration ; c’est la certitude, et c’est aussi le mystère. C’est l’unité de l’acte et de la puissance dans l’infini qui donne à l’être cette profondeur et cette richesse ; par suite les manifestations ou les phénomènes du monde qui participent à l’être, l’étendue, le mouvement, prennent aussi d’emblée une étrange profondeur de vérité et de mystère (45-46). »
« Le désir de Dieu n’est pas pauvreté
mais plénitude et se double chez Jaurès
d’une dimension christique et panchristique
Comme le Dieu de Descartes moqué par Pascal *162*, Dieu ne se contente pas d’une chiquenaude pour mettre le monde en mouvement. « Dieu, intimement mêlé au monde qui est sa puissance, est à la fois être et devenir, réalité et aspiration, possession et combat. » La création est éternelle *163*, Dieu et le monde sont éternels et leur rapport aussi.
Le désir de Dieu n’est pas pauvreté mais plénitude et se double chez Jaurès d’une dimension christique et panchristique *164* :
« Le désir en lui n’est pas pauvreté, il est plénitude ; c’est parce qu’il est l’infini qu’il a un besoin infini de se donner, de se répandre dans les êtres et de se retrouver par leur effort. C’est parce qu’il est la vie absolue qu’il complète les joies de sa sérénité éternelle par le frisson d’une inquiétude infinie ; c’est parce qu’il est la réalité et la perfection suprême qu’il ne veut point exister à l’état de perfection brute et toute donnée, qu’il se remet lui-même en question, se livrant en quelque sorte à l’effort incertain du monde, se faisant pauvre et souffrant avec l’univers pour compléter, par la sainteté de la souffrance volontaire, sa perfection essentielle ; le monde est en un sens le Christ éternel et universel. »
Dieu donne : « Il donne le moi, c’est-à-dire la communication directe avec l’infini et la liberté, à des formes innombrables. » Et ne se veut ni seigneur ni maître :
« Dieu n’est pas une idole de perfection impassible devant qui défileraient, chantant ou pleurant, les générations ; les jours et les nuits ne passent pas, comme un jeu de lumière et d’ombre, sur son immuable visage ; il est mêlé à nos combats, à nos douleurs, à tous les combats et à toutes les douleurs. »
Il est effort et souffrance : « Ce serait une erreur d’exclure de Dieu le désir, l’effort, et même en un sens la souffrance ; car ce serait au fond exclure le monde de Dieu. »« Et lui, le parfait, il poursuit avec toutes ces consciences qui cherchent, qui doutent, qui tombent et se relèvent, le pèlerinage de la perfection. »
Et il ne se contente pas de la perfection toute faite :
« nous luttons, nous souffrons, nous essayons péniblement de dompter en nous les penchants mauvais, de réaliser une perfection partielle et chancelante ; et pourquoi cela si la perfection absolue existe déjà ? Mais précisément parce que cette perfection absolue existe, elle veut éternellement abolir en elle ce qui pourrait ressembler au destin. Dieu ne se contente pas d’être la perfection toute faite ; il veut encore et en vertu même de cette perfection la conquérir, et si je puis dire, la mériter ; et voilà comment, du fond de son acte éternel, il déploie le monde, qui est sa puissance, dans la lutte, dans l’obscurité, dans l’effort. »
Le Dieu de Jaurès
Alors qu’il n’a jamais cessé de se réclamer de sa thèse de doctorat soutenue en 1892, personne n’a jamais voulu s’y confronter.
Les « spécialistes », universitaires ou militants, souvent les mêmes, qui ont préféré se fabriquer un Jaurès à leur mesure.
Et pourtant, il ne manque à son Dieu rien des attributs de la « philosofia perennis » et de la « religion éternelle » dont il ne cesse de se réclamer.